Re: Une société...
Gandhi encore :
Si les gens d'aujourd'hui ne sont pas convaincus du caractère fâcheux d'un système qui ôte son sens à la vie et sa valeur à l'effort ; qui consomme l'enlaidissement du monde et l'abrutissement du peuple ; si les gens d'aujourd'hui accusent n'importe qui des grands maux qui les accablent, en attribuent la cause à n'importe quoi plutôt qu'au développement de la machine, c'est qu'il n'est pas de sourd mieux bouché que celui qui ne veut rien entendre.
Ne parlons pas des bouleversements que le progrès des machines fait sans cesse subir aux institutions humaines, parlons seulement des avantages par lesquels elles allèchent le sot : elles épargnent du temps, elles épargnent des peines, elles produisent l'abondance, elles multiplient les échanges et amènent un contact plus intime entre les peuples, elles finiront par assurer à tous les hommes un loisir perpétuel.
S'il est vrai qu'elles épargnent du temps, comment se fait-il que dans les pays où les machines règnent, on ne rencontre que des gens pressés et qui n'ont jamais le temps ?
S'il est vrai qu'elles épargnent de la peine, pourquoi tout le monde se montre-t-il affairé là où elles règnent, attelé à des tâches ingrates, fragmentées, précipitées par le mouvement des machines, à des travaux qui usent l'homme, l'étriquent, l'affolent et l'ennuient ? Cette épargne de peine en vaut-elle la peine ?
S'il est vrai qu'elles produisent l'abondance, comment se fait-il que là où elles règnent, règne aussi, dans tel quartier, bien cachée la misère la plus atroce et la plus étrange ? Comment, si elles produisent l'abondance, ne peuvent-elles produire la satisfaction ? La surproduction et le chômage ont logiquement accompagné le progrès des machines tant qu'on n'a pas fait une guerre, trouvé un trou pour y jeter le trop-plein.
Enfin, s'il était possible, toutes ces crises Dieu sait comment dépassées, de soulager l'homme de tout travail pénible et de lui assurer un loisir perpétuel, alors tous les dégâts que le progrès des machines a pu causer par ruines, révolutions et guerres, deviendraient insignifiants au regard de ce fléau définitif : une humanité privée de tout travail corporel. A dire vrai, l'homme a besoin du travail plus encore que du salaire. Ceux qui veulent le bien des travailleurs devraient se soucier moins de leur obtenir un bon salaire, de bons congés, de bonnes retraites, qu'un bon travail qui est le premier de leurs biens. Car le but du travail n'est pas tant de faire des objets que de faire des hommes.
L'homme se fait en faisant quelque chose. Le travail établit un contact direct avec la matière et lui en assure une connaissance précise, un contact direct et une collaboration quotidienne avec d'autres hommes ; il bride les passions en fortifiant le vouloir.
Le travail, le travail corporel, constitue pour les neuf dixièmes des hommes leur seule chance de manifester leur valeur en ce monde. Mais pour que ce travail même, et non le paiement seul, profite à l'homme, il faut que ce soit un travail humain, un travail où l'homme entier soit engagé : son corps, son cur, son intellect, son goût. L'artisan qui façonne un objet, le polit, le décore, le vend, l'approprie aux désirs de celui à qui il le destine, accomplit un travail humain. Le paysan qui donne vie aux champs et fait prospérer le bétail par une uvre accordée aux saisons, mène à bien une tâche d'homme libre, tandis que l'ouvrier enchaîné au travail à la chaîne, qui de seconde en seconde répète le même geste à la vitesse dictée par la machine, s'émiette en un travail sans but pour lui, sans fin, sans goût ni sens. Le temps qu'il y passe est temps perdu, vendu : il vend non son uvre mais le temps de sa vie. Il vend ce qu'un homme libre ne vend pas : sa vie. C'est un esclave. Il ne s'agit pas d'adoucir le sort du prolétaire afin de le lui faire accepter, il s'agit de supprimer le prolétariat comme on a supprimé l'esclavage, puisque de fait le prolétariat c'est l'esclavage.
Si la machine vous est utile, servez-vous d'elle ; mais si elle vous est nécessaire, alors le devoir devient urgent de la jeter loin de vous car il est fatal qu'elle vous enchaîne et vous prenne dans son engrenage. Pourvu que ni sa fabrication ni son usage n'implique ni abus et nulle exaltation fanatique, pourvu que nulle fatalité ne préside à son progrès, il nous devient loisible d'en user.
La machine enchaîne, la main délivre. La machine a gagné l'homme. L'homme s'est fait machine, fonctionne et ne vit plus. L'homme est vaincu. Vaincu deux fois : convaincu. Il ne proteste plus, même en pensée. Ses gestes, ses désirs, ses peurs se mécanisent, ses amours et ses haines, ses goûts et ses opinions. L'éducation des enfants, l'activité productrice, le sport et les divertissements, l'application des lois, la police et l'administration, l'armée et le gouvernement, tout commence à tendre à l'inhumaine perfection de la machine.
Quand vous aurez fait de l'Etat une machine, comment empêcherez-vous un fou quelconque de s'emparer du guidon et de pousser la machine au précipice ? Quand vous aurez fait de l'Etat une machine, il faudra que vous lui serviez vous-même le charbon.